TÉMOIGNAGE DE SAMUEL D. LEVY À STUART GRATTON, JUILLET 1999.

SUJET : CAPITAINE DE LA RAF J.L. SAWYER, ESCADRILLE 148.

 

1

 

Au premier abord, Jack (« JL ») Sawyer m’a fait très bonne impression. J’avais été affecté à l’escadrille 148, où tout le monde a suivi le processus assez excentrique mis au point par la RAF pour constituer les équipages : on est allés au hangar d’exercice, où on s’est répartis nous-mêmes par petits groupes. J’ai vite remarqué JL, d’abord parce que c’était un officier – à ce stade précoce de la guerre, la plupart des hommes retenus pour les opérations dans l’aviation étaient de simples « troufions », comme moi, ce qui le rendait déjà surprenant –, et un officier de carrière, pas un réserviste. J’ai aussitôt pensé que j’étais du bien trop menu fretin pour faire partie de son équipage. Il discutait avec un jeune adjudant de haute taille qui portait l’insigne des mécaniciens navigants, mais ensuite, il s’est approché de moi, l’air amical :

« Vous êtes navigateur, c’est ça ? » m’a-t-il demandé.

Il s’exprimait bien, avec ce qu’on appelait à l’époque l’accent BBC, mais en y imprimant un rythme amusé, comme s’il se moquait un peu de lui-même. C’était un type imposant : de larges épaules, un grand dos, des bras puissants, une démarche athlétique. Plus tard, j’ai découvert qu’il avait participé aux jeux Olympiques, ce que j’ignorais alors. Tout ce que je savais, ce jour-là, c’était qu’il dégageait une impression d’assurance qui semblait indiquer une grande force intérieure. D’instinct, je l’ai pris en amitié, j’ai eu l’impression que je serais en sécurité dans son avion.

« Oui, ai-je répondu. Sergent Sam Levy, capitaine.

— On ne se sert pas des grades quand on vole ensemble. Comment ça s’est passé, à l’entraînement ?

— Bien, je pense. Je ne me suis perdu qu’une fois.

— Et qu’est-ce que vous avez fait ?

— On a cherché un aérodrome où se poser, puis on a téléphoné à la base. Les gars nous ont expliqué comment rentrer. C’était la première fois que je servais seul de navigateur. Ça ne s’est pas reproduit.

— Au moins, vous en parlez franchement ! D’où venez-vous ?

— Je suis londonien. Tottenham.

— Moi, je suis originaire du Gloucestershire. JL Sawyer. Ça vous dirait d’essayer mon équipage ?

— Avec plaisir ! À l’école de navigation, on nous a dit que tout le monde se perdait au moins une fois. Je n’ai pas l’intention d’en faire une habitude. »

Il s’est mis à rire, m’a pris par les épaules et m’a emmené voir le mécanicien navigant, l’adjudant John Skinner ou « Lofty[11] », comme on l’a vite surnommé. Avec la même insouciance, on a rassemblé le reste de l’équipage : un peu plus tôt, j’avais fait la connaissance d’un bombardier australien, un certain Ted Burrage, qui s’est joint à nous. Lui connaissait déjà un canonnier polonais, Kris Galasckja, et un radio canadien, Colin Anderson. Une fois au complet, on est partis au réfectoire boire un thé en prenant la mesure les uns des autres.

JL était l’archétype du membre de la RAF : beau, le calot sur l’oreille, obsédé par l’envie de voler, possédant parfaitement l’argot des aviateurs, il simulait les mouvements des avions avec les mains, avait l’expérience de la bataille, connaissait les cibles et les méthodes de bombardement. Bref, c’était une mine de bons conseils pour des bleus tels que nous. Il nous a même raconté qu’il était allé en Allemagne avant la guerre et qu’il avait vu Hitler de ses yeux. Cette nuit-là, je me suis couché en me félicitant de m’être déniché un capitaine de première qualité.

Quatre semaines plus tard, après des essais intensifs de navigation, de canons et de bombardement, il nous semblait bien être devenus un véritable équipage. L’expérience de JL était sans prix. D’abord, il avait participé à des opérations de jour, ce qui forçait notre respect : ces vols étaient incroyablement dangereux, tout le monde le savait. Ensuite, il avait attaqué des bateaux, c’est-à-dire qu’il avait volé en mer, chose également fort utile. D’après les standards de la RAF en temps de guerre, c’était un vétéran, déjà bien avancé dans son premier tour de service, avec onze raids à son actif. Il avait aussi une autorité naturelle qui lui a gagné notre respect dès le départ.

Après les essais, on a été affectés à notre propre Wellington, le A-Able. On a participé à notre première véritable mission la dernière semaine d’août 1940, une attaque quelque part dans la Ruhr. Je reconnais sans peine que j’étais terrifié. Même à l’époque, j’ignorais si on avait touché la cible. Le lendemain, on nous a envoyés bombarder un aérodrome aux Pays-Bas. Les raids se sont succédé, et voilà ce qu’est devenue notre vie au cours des semaines puis des mois suivants : une ronde sans fin d’entraînement, de préparatifs, d’attentes, de missions. C’était une époque froide, effrayante, épuisante, mais je crois parler au nom de tout l’équipage en disant qu’aucun de nous n’aurait voulu y changer quoi que ce soit.

 

2

 

Jusqu’à l’hiver puis au printemps 1941. Là, j’ai pensé que JL craquait. Notre boulot rendait forcément bizarre. Tout le monde disait qu’il fallait être fou pour se porter volontaire comme nous, mais c’était une plaisanterie plus qu’autre chose – une sorte d’excuse embarrassée. La plupart d’entre nous étaient des recrues, des appelés pleins d’ardeur, conscients de devoir apporter leur contribution à l’effort de guerre, poussés par l’envie de défier Hitler, si répandue en ce temps-là. Quant aux navigants : franchement, on était persuadés d’avoir le meilleur de cette histoire. Pas un de nous n’aurait changé de place avec le personnel au sol. Il était rarement en danger, d’accord, mais il travaillait dur, de longues heures durant, il peinait dehors par tous les temps, il enchaînait chaque jour des corvées pas franchement exaltantes. Nous, on voulait de l’action, de la gloire, et si en réalité, notre vie n’avait rien de glorieux, on était seuls à le savoir. D’ailleurs, il suffisait d’appartenir à un équipage pour impressionner les filles, ça ne ratait jamais.

Le vrai problème, c’était le contraste saisissant entre l’inaction quotidienne et le danger de certaines nuits. Beaucoup d’hommes avaient la réputation d’être décalés, voire excentriques ou bizarres. Au bout d’un moment, personne ne faisait plus attention au canonnier qui portait son passe-montagne en permanence, au type qui sifflait tout bas durant les réunions, au mécanicien navigant qui refusait obstinément d’ôter sa veste de vol, même au lit. On avait tous nos porte-bonheur personnels – on pouvait passer des heures à chercher avec frénésie une mascotte égarée. Certains d’entre nous devenaient renfermés ou agressifs entre les opérations, puis ils se transformaient en extravertis exubérants juste avant le décollage. Lorsqu’on ne volait pas, la nuit, on allait se saouler au réfectoire : non seulement nos officiers toléraient nos bacchanales, mais on avait même l’impression que c’était ce qu’ils attendaient de nous.

Bref, les comportements curieux étaient la norme. Personne ne trouvait rien à y redire. À moins, bien sûr, qu’ils n’apparaissent dans son propre équipage. Là, on commençait à se demander si on ne prenait pas des risques.

Voilà ce que j’ai commencé à me demander, à cause de JL. Il quittait souvent l’aérodrome sans nous le dire, sans même avoir obtenu une permission officielle, pour ce que j’en savais. Il se montrait très discret, à ce sujet et à d’autres. Les choses se sont envenimées quand Kris Galasckja, le canonnier arrière, nous a dit qu’il l’avait par hasard entendu discuter au téléphone un matin, en allemand, semblait-il.

Comme Lofty Skinner était le deuxième membre d’équipage le plus expérimenté, je lui en ai d’abord touché un mot en particulier. Il s’est avéré que lui aussi s’inquiétait du comportement de JL. Donc, un soir, on l’a coincé au bar et on lui a carrément demandé ce qui se passait. Ça l’a surpris, puis soulagé. Il a admis être content qu’on lui pose la question. D’après lui, il avait de bonnes raisons de garder le secret. D’ailleurs, il comptait sur nous pour en faire autant.

En fait, il s’était marié avant guerre. Ça n’avait rien de particulier, évidemment, mais sa femme et lui espéraient depuis un moment fonder une famille, elle était enfin enceinte, et le bébé devait naître fin mai.

« Les deux-trois premiers mois, tout s’est plutôt bien passé, seulement depuis quelque temps, elle a des problèmes. Sa tension a augmenté, ce genre de choses. Avec la guerre, avec les problèmes que lui pose mon absence, je suis fou d’inquiétude.

— Elle ne devrait pas aller à l’hôpital ? ai-je demandé.

— Si, bien sûr, mais on habite près de Manchester. Les hôpitaux sont bondés, à cause des bombardements. Les médecins préfèrent que les femmes enceintes restent chez elles. »

Il nous a expliqué qu’il s’était installé dans un village des Pennines, côté Cheshire, que sa maison était très isolée, sans téléphone et presque sans confort moderne, qu’il avait emprunté une moto à un autre pilote. Dès que possible, il bondissait en selle pour filer là-bas, mais il revenait toujours à temps, et il s’attachait en priorité à la sécurité de l’équipage, comme nous.

« Ça ne suffit pas, chef, lui a dit Lofty. Tu n’es pas le seul officier à être marié. Les autres ont fait déménager leur femme près de l’aérodrome. Pourquoi pas toi ? L’hôpital de Barnham a tout ce qu’il faut, question maternité. Et pourquoi ne pas nous en avoir parlé avant ?

— Je ne voulais pas vous inquiéter.

— On est inquiets, JL. Si tu es distrait pendant les raids, si tu es fatigué parce que tu as traversé la moitié de l’Angleterre à moto pour revenir à temps, tu ne seras pas au niveau.

— Vous avez déjà eu l’impression que je vous avais fait courir des risques inutiles ?

— Non, a reconnu Lofty – et je ne pouvais qu’être d’accord.

— Alors pourquoi ne pas en rester là ?

— Ça ne me plaît toujours pas. Pourquoi tant de discrétion ? Le lieutenant-colonel est au courant ?

— Non, il n’en sait rien, a répondu JL.

— Pourquoi ?

— Je n’ai jamais eu l’occasion d’aborder le sujet avec lui.

— Tu parles allemand, JL ? a continué Lofty.

— Oui. Et alors, où est le problème ?

— Dis-lui, Sam.

— L’autre jour, Kris t’a entendu téléphoner. En allemand, d’après lui.

— Sans doute un de mes coups de fil habituels pour informer Hitler de nos activités. » JL nous a souri, avant d’avaler une bonne lampée de bière. « Bon, d’accord, je vais tout vous dire. Ma femme est d’origine allemande. Il m’arrive de lui parler dans sa langue.

— Ta femme est allemande ? ai-je répété, surpris par la révélation.

— Non, elle est anglaise, mais elle est née en Allemagne. Elle s’est installée en Grande-Bretagne en 1936, et elle a été naturalisée dès notre mariage. Je pourrais broder sur elle pendant des heures, mais depuis le début de la guerre, j’ai l’impression que moins j’en dis sur ses origines, mieux ça vaut. Elles nous ont déjà mis dans le pétrin. Vous avez sans doute entendu parler de la cinquième colonne. Comme les rumeurs vont bon train, le gouvernement interne les ressortissants allemands ou quiconque a le moindre lien avec l’Allemagne. Bon, ma femme figure sur la liste, je regrette de devoir le dire. L’internement ne lui est épargné que parce qu’elle est enceinte et mariée à un officier d’active de la RAF. Du moins, c’est ce que j’en pense. »

On est restés un moment muets. Je regrettais un peu de ne pas avoir gardé mes inquiétudes pour moi, mais enfin, maintenant, tout était clair. Lorsque je portais mon verre à ma bouche, je profitais du mouvement pour regarder JL. D’une certaine manière, il avait changé : il me semblait plus petit, plus humain, plus vulnérable. En nous livrant une partie de son être, à Lofty et à moi, il avait perdu quelque chose de l’éclat qui m’avait tellement impressionné. Je ne voulais plus rien entendre sur sa vie privée : à un moment quelconque, les autres et moi aurions encore besoin d’avoir foi en son jugement et en ses talents de pilote, d’accepter ses ordres sans hésitation ni discussion. Pousser trop loin cet interrogatoire maladroit serait dangereux, si cela minait l’autorité dont il jouissait ou l’obéissance enthousiaste qu’il nous inspirait.

 

3

 

On s’est sortis indemnes de cette passe difficile, malgré quelques mauvaises surprises : une nuit, au-dessus de Gelsenkirchen, un obus antiaérien a emporté un morceau de la queue du Wellington. Kris a passé une demi-heure à jurer dans la tourelle arrière – après tout, la partie touchée ne se trouvait qu’à un ou deux mètres de sa tête –, mais ça ne nous a pas fait grand mal ; simplement, à chaque virage, l’avion plongeait à nous décrocher l’estomac. Une autre nuit, on revenait d’un voyage sans histoire à Kiel, quand un chasseur allemand nous a attaqués au moment où on allait se poser sur notre aérodrome. JL a réussi à garder le contrôle de l’appareil, il a renoncé à atterrir, et quand on a terminé notre boucle, avant notre deuxième tentative, les tirs venus du sol avaient chassé l’intrus.

Lentement, le temps se réchauffait, au moins à terre, et les nuits raccourcissaient. Ça, c’était une bonne chose pour nous : on n’avait plus à voler des heures au-dessus de l’Allemagne proprement dite pour trouver les cibles désignées, puisqu’on allait plutôt bombarder des ports de la mer du Nord, des bases militaires en pays occupé ou des villes industrielles du Nord-Est allemand.

JL restait un peu bizarre, quoique de manière subtilement différente.

Un jour, par exemple, dans l’après-midi, j’ai trouvé quelqu’un pour m’emmener à Barnham, la ville la plus proche de la base. J’avais fini par en avoir assez de me geler les pieds à chaque vol. Les chaussettes standard étaient trop fines : j’avais beau en superposer plusieurs paires dans mes bottes, elles ne tenaient pas assez chaud. Je faisais donc du lèche-vitrines, à la recherche des chaussettes en laine dont on avait manqué pendant l’hiver – il fallait s’habituer à manquer d’à peu près n’importe quoi –, quand j’ai vu JL sur le trottoir d’en face. On était trop loin pour se parler, mais c’était bien lui. Comme il parcourait la rue du regard, nos yeux se sont croisés. Je l’ai salué de la main. Sans réagir, il a continué sa route.

Cette rencontre m’a paru bizarre pour deux raisons. On était censés opérer la nuit même, ce qui soit dit en passant justifiait l’achat des chaussettes ce jour-là. L’équipage au grand complet, y compris JL, se trouvait en principe à la base : on avait déjeuné tous ensemble au réfectoire, et je discutais même avec le chef près de la barrière principale avant de bondir dans le camion qui m’avait emmené en ville. Comme il n’avait pas fait le trajet avec moi, j’étais surpris de le retrouver là aussi vite. Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il ne portait pas l’uniforme : il était en civil.

J’ai continué mon chemin, trouvé un magasin, dépensé mes coupons de vêtements en m’offrant deux paires de chaussettes, puis je suis rentré à la base à temps pour boire une tasse de thé avec les autres. JL est passé peu après, mais l’incident ne semblait même pas mériter une remarque et a vite sombré dans l’oubli. Cette nuit-là, on est allés sur le port de Brest essayer de couler le Gneisenau, un croiseur de combat allemand.

Le lendemain après-midi, je suis tombé sur Lofty Skinner, qui m’a demandé si j’avais vu JL dans le coin. Je lui ai répondu que non, Lofty m’a dit que le grand chef avait un message pour lui mais qu’il ne se trouvait ni au mess des officiers ni dans sa chambre, que le personnel au sol ignorait où il était et que d’après le poste de garde, il n’avait pas quitté la base. Le lendemain, il a réapparu, en grande discussion avec un autre pilote devant le club NAAFI[12].

Un soir, vers la mi-avril, la liste de roulement nous a désignés, Lofty et moi, pour une des patrouilles régulières du périmètre. Ces vérifications biquotidiennes faisaient partie des corvées les plus impopulaires, surtout en hiver. Tous les équipages s’y collaient à tour de rôle. Elles représentaient une longue marche autour de l’aérodrome – presque deux heures –, pour s’assurer que le grillage était intact et que personne n’essayait de s’introduire dans la base, mais aussi pour tester les balises de navigation et d’atterrissage. On ne les utilisait que rarement, de manière très sélective, à cause des éventuels avions ennemis, mais il fallait les allumer lors des atterrissages nocturnes et en cas d’urgence, où bien sûr elles étaient sans prix.

Lofty et moi étions arrivés à l’extrémité ouest de l’aérodrome, à l’opposé de l’entrée, le plus loin possible ou presque des bâtiments administratifs et autres. La piste se perdait dans la campagne, bordée d’un côté par une route assez éloignée, dont nous séparaient un champ et des haies, de l’autre par d’épais bosquets. Soudain, Lofty m’a touché le bras.

« Regarde, Sam. » Il me montrait quelque chose, droit devant. « Ce ne serait pas le chef, là ? »

Une silhouette masculine se dessinait vaguement devant nous, parmi les arbres denses tout proches de la clôture. La distance nous empêchait d’en distinguer les traits, mais sa taille et sa posture familières nous ont permis de reconnaître JL au premier coup d’œil, malgré le grand pardessus brun foncé qui remplaçait son uniforme. À ce moment-là, il ne semblait pas nous avoir vus, mais dès qu’on s’est approchés, il a jeté un coup d’œil dans notre direction puis s’est enfoncé entre les arbres. Quand on a atteint la partie du périmètre la plus proche, il n’y avait plus signe de lui.

Bon, ce qui peut paraître bizarre, c’est que ni Lofty ni moi n’avons fait le moindre commentaire. À l’époque, j’ai eu du mal, surtout avec l’absence de réaction de Lofty : savait-il quelque chose de plus que moi ? M’étais-je trompé en identifiant JL ? Lofty attendait-il que j’en parle le premier ? Etc. Trois quarts d’heure plus tard, on était de retour au QG de l’escadrille.

Peu après avoir rendu nos fusils de patrouille, on a regagné le mess, où la première personne ou presque à nous apparaître a été JL, en uniforme. Il n’a pas soufflé mot de l’incident.

« C’était JL, là-bas, dans le petit bois, hein ? » ai-je demandé plus tard à Lofty.

De toute évidence, il a immédiatement compris à quoi je faisais allusion. « Oui. À ton avis, qu’est-ce qu’il trafiquait ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Ce matin, j’ai discuté avec Ted. Il m’a dit qu’il l’avait vu traîner autour du poste de garde de rentrée principale.

— Pourquoi pas, ai-je lâché.

— D’accord, mais pourquoi, aussi.

— Nom de Dieu. Enfin, c’est toujours un bon pilote.

— Ouais. »

 

4

 

La dernière semaine d’avril, on m’a accordé un week-end de permission que je suis allé passer chez mes parents, à Londres. Une de mes sœurs, Sara, engagée comme infirmière, avait été affectée à un hôpital de Liverpool, mais elle passait aussi par la capitale à ce moment-là, avant de partir dans le Nord. Toute la famille s’inquiétait pour elle, parce que, à l’époque, le Blitz atteignait son apogée. Les ports maritimes étaient attaqués régulièrement. Churchill n’en maîtrisait pas moins la situation à la perfection ; partout, on voyait et on entendait quel effet il faisait. Jamais l’Allemagne ne vaincrait l’Angleterre, tant que subsisterait cette atmosphère extraordinaire de bravoure et de ténacité. Sara et moi la trouvions à la fois exaltante et génératrice d’humilité : chacun ne pouvait faire que sa petite part. Notre père nous a emmenés voir un endroit de Green Lanes rasé par un bombardement récent. On s’est promenés un moment en contemplant, horrifiés, les dommages infligés au quartier où on avait grandi. Le samedi soir, on est allés au pub en famille, puis à un bal.

Mon père adorait le sport. Pendant le déjeuner du dimanche, peu avant mon départ pour le lent voyage qui me ramènerait à l’aérodrome, il m’a dit que les journaux avaient parlé de notre escadrille : un ancien héros sportif, devenu pilote de la RAF, était cantonné à Tealby Moor. Est-ce que je voyais de qui les reporters voulaient parler ? Sans plus de précision, évidemment, ç’aurait pu être n’importe qui. Persuadé d’avoir gardé les journaux en question, mon père s’est lancé à leur recherche pour me les montrer et retrouver le nom du type. Quand je suis parti, il fouinait toujours.

Le lendemain soir, alors que j’étais rentré à la base, il m’a appelé d’une cabine téléphonique. Je l’entendais mal, nous ne disposions que de trois minutes, mais son excitation était quasi palpable.

« Le gars dont je t’ai parlé, c’est un certain Sawyer, a-t-il crié. J.L. Sawyer. Tu le connais ?

— C’est mon pilote, papa. Je te l’ai dit il y a je ne sais combien de temps, quand je suis arrivé ici. Il figure sur la photo de l’équipage que je t’ai envoyée.

— Son nom ne devait rien me dire à ce moment-là. Mais écoute, je me suis renseigné sur lui dans un livre de la bibliothèque. Il a remporté une médaille de bronze pour la Grande-Bretagne.

— Une médaille de bronze ? ai-je répété bêtement. Comme aux jeux Olympiques ?

— Exactement. Il était à Berlin en 1936. Les fridolins ont gagné, mais la course a été serrée, et on est arrivés bons troisièmes. Il en parle de temps en temps ?

— Non, jamais. Pas à moi, en tout cas.

— Pourquoi tu ne lui poserais pas la question ? C’était quelque chose, aller en Allemagne comme ça et remporter quelques médailles.

— Dans quelle discipline concourait-il, papa ? La course ?

— L’aviron. Le deux de couple. Ça me revient, maintenant. Je l’ai entendu à la radio, à l’époque. C’étaient son frère et lui, des vrais jumeaux, des Sawyer. Ils ont fait honneur à l’Angleterre, ça, c’est sûr.

— Et son frère ? Tu sais comment il s’appelle ?

— Il n’y a pas les prénoms, dans le livre. Juste les initiales. C’est ce qui est curieux, avec ces deux-là. Ils ont les mêmes : J.L. Ils s’appellent tous les deux J.L. Sawyer.

— Est-ce que tu sais si l’un d’eux est un Jack ?

— Non… Il y a juste J.L. pour les deux. »

La conversation a été interrompue, lorsque mon père s’est trouvé à court d’argent.

 

5

 

Puis est arrivé le 10 mai 1941, où notre avion a été abattu.

Tout a commencé par une de ces longues soirées de l’été naissant où la lumière semble s’attarder éternellement, même lorsque le soleil s’est couché. Pendant l’hiver, on s’était habitués à l’idée de décoller dans le noir et de ne plus voir le jour avant le réveil du lendemain, une fois le raid terminé. Mais c’était le mois de mai : l’horaire d’été avait été adopté le week-end précédent. Quand on est partis, le soleil restait suspendu juste au-dessus de l’horizon. On a tourné autour de l’aérodrome pour prendre de l’altitude puis viré à l’est au-dessus de la mer du Nord dans une clarté vespérale sereine. L’air était doux, sans turbulences. Chaque fois que je gagnais la coupole de navigation pour déterminer notre position, je constatais que le crépuscule s’éternisait.

On volait depuis à peu près une heure, en grimpant lentement vers notre altitude d’opération, quand Ted Burrage, installé dans la tourelle du canonnier avant, a crié au téléphone de bord :

« Chasseurs ! Chasseurs allemands en dessous !

— Où ça, Ted ? » JL avait réagi instantanément. Sa voix paraissait calme. « Je ne les vois pas.

— À midi, chef. Droit devant, drôlement loin.

— Je ne les vois toujours pas.

— Désolé, il n’y en a qu’un. Un Me-110, je crois. Très bas, volant plein ouest, droit vers nous.

— Il nous a repérés ?

— Je n’ai pas l’impression ! »

À ce moment-là, posté près du hublot latéral de navigation, je voyais très bien autour et en dessous de nous, pas le moindre avion à l’horizon. Dès que Ted nous a prévenus, pourtant, je me suis glissé dans le cockpit, derrière le siège de JL, pour regarder à travers la verrière principale. Un instant plus tard, je distinguais moi aussi l’appareil : une petite silhouette noire, en contrebas, bien visible contre le plateau argenté des nuages.

Rencontrer des chasseurs allemands aussi loin en mer était surprenant, et plus encore à une altitude aussi basse. En principe, les pilotes de la Luftwaffe prenaient l’avantage de la hauteur avant de plonger pour attaquer.

« Permission d’ouvrir le feu, chef ? a demandé Ted. Il est presque à portée.

— Non, garde juste l’œil sur lui. Pas la peine de lui faire savoir qu’on est là s’il ne nous a pas repérés. »

Il y a eu un mouvement derrière le Me-110.

« Il n’est pas tout seul ! suis-je intervenu. Regardez ! Il en arrive d’autres ! »

Quatre petits chasseurs rattrapaient rapidement le premier, plus gros, sur lequel ils fondaient depuis l’est. J’ai vu de mes yeux les monomoteurs opérer un plongeon abrupt en virant et en accélérant pour se rapprocher du bimoteur. Les mitrailleuses montées sur leurs ailes ont lâché des lucioles scintillantes, puis les traînées des balles traçantes se sont incurvées en direction du Me-110, dont le pilote a enfin réagi. Un virage ascendant a brièvement dessiné la silhouette sans épaisseur de son appareil contre les nuages gris, avant qu’il pivote pour plonger en s’écartant de ses agresseurs. Un de ses moteurs a vomi un jet de flammes.

Notre trajectoire allait nous éloigner du combat : on était juste au-dessus ou presque. Je me suis glissé vers un des hublots latéraux, mais je ne voyais plus rien.

« Boum, boum ! »

La voix bien reconnaissable de Kris, puissante dans mes écouteurs.

« Qu’est-ce qui se passe ? a demandé JL.

— Ils l’ont eu ! J’ai tout vu. Quatre Me-109 contre un 110. Ils l’ont eu ! Boum !

— Il est fichu ?

— Putain d’explosion ! Et des flammes, et de la fumée ! Perdu en mer, chef !

— Et les 109 ?

— Sais pas. Ils se sont dispersés.

— Tu es sûr d’avoir vu tomber le 110, Kris ?

— Le canonnier arrière est aux premières loges. Des Allemands qui s’en prennent à des Allemands. Bravo !

— OK, gardez tous les yeux ouverts, au cas où il en viendrait d’autres. »

J’ai maladroitement retraversé l’avion, dépassant la radio de Colin pour regagner le cockpit, où j’avais bien l’intention de raconter ce qui s’était passé à JL. Aux aguets, il scrutait le ciel dans toutes les directions. À mon arrivée, il a détaché son micro. On a discuté directement.

« Tu as vu tomber le 110, Sam ? a-t-il crié par-dessus le rugissement des moteurs.

— Non. Il n’y a que Kris qui ait tout vu.

— Ça me suffit. »

J’ai hoché la tête avec véhémence, puis on a tous les deux rattaché nos micros.

« Encore du Messerschmitt ! » Ted, depuis la tourelle avant. « À trois heures. En dessous. »

Je me suis penché, m’efforçant de regarder en contrebas à tribord avant. JL ne déviait pas de sa course ascendante.

« Je le vois ! me suis-je exclamé. Comme tout à l’heure… Un 110, qui file plein nord, celui-là. Il ne va pas tarder à nous passer en dessous.

— Il nous a repérés ?

— On ne dirait pas. »

L’appareil ennemi filait loin à notre droite, très près des nuages, sur une trajectoire qui allait croiser la nôtre.

« Du calme, les canonniers ! a lancé JL d’un ton brusque. Ce n’est pas après nous qu’ils en ont.

— Qu’est-ce qui se passe, JL ?

— Aucune idée.

— Revoilà les 109 ! » Lofty, quelque part dans le fuselage. « Ils ont dû décrire un grand cercle.

— Non, ceux de tout à l’heure sont partis », ai-je riposté.

À présent, je distinguais moi aussi les petits chasseurs, qui arrivaient du sud sur une trajectoire basse rapide pour rattraper le 110. C’était presque la même scène que celle à laquelle on venait d’assister, mais les monomoteurs venaient d’une direction différente. Ils ont opéré un plongeon tournant vers leur grosse proie en accélérant, le feu des mitrailleuses a brillé sur leurs ailes, les balles traçantes ont décrit une courbe luisante dans le mince espace qui les séparait de la cible.

Mais, une fois encore, notre trajectoire nous éloignait du combat.

« On les perd, Kris ! Tu vois ce qui se passe, toi ?

— Le canonnier arrière est aux premières loges ! Ouaouh ! Ils vont se le faire ! »

J’ai de nouveau quitté le cockpit. Comme Lofty s’écrasait le nez contre le Perspex épais du hublot de navigation bâbord, je me suis tassé près de lui pour essayer d’en voir davantage.

« Ils l’ont manqué ! » Kris, de nouveau, depuis la tourelle arrière. « Il n’a rien eu !

— Ils vont y revenir, non ?

— Je les ai perdus. Non, attendez !

— N’oubliez pas : si un de ces coucous nous repère, ça va barder, est intervenu JL. Ne vous laissez pas aller !

— Bien, chef.

— Sam, tu peux déterminer notre position ? Il faut que je sache où on est, à quelle distance de la côte.

— OK, JL. J’en ai pour cinq minutes.

— Je ne les vois plus, nous a informés Kris, depuis l’arrière. Le 110 n’avait rien, je l’ai vu continuer sur sa lancée.

— Dans quelle direction allait-il ?

— Plein nord.

— Et les 109 ?

— Comme tu disais. Ils sont partis. »

On est restés vraiment sur nos gardes, parce qu’on savait de source sûre qu’il y avait des chasseurs allemands dans le coin, une certitude désagréable à n’importe quel équipage de bombardier. L’impression étrange que tout cela avait un sens s’est emparée de nous. Pendant que j’effectuais le relèvement, les canonniers ont fait leur rapport à intervalles réguliers avec une efficacité remarquable, nous informant de ce qu’ils voyaient aux alentours.

Une fois notre position déterminée, je l’ai transmise à JL par le téléphone de bord.

« Ça nous met à combien de la côte allemande ? a-t-il interrogé.

— Dans les trois cents kilomètres. Mais aussi dans les quatre cents de la côte danoise.

— Pourquoi tu me dis ça ?

— Parce que les premiers 109 arrivaient de cette direction-là. Ce qui voudrait dire que leur aérodrome est en territoire danois.

— Ils venaient peut-être d’Allemagne.

— Je pense que oui pour le second groupe. De toute manière, les 109 devaient être à la limite de leur portée.

— C’est sans doute pour ça qu’ils se sont barrés dès que possible.

— Exact. Alors qu’est-ce qu’ils trafiquaient, à abattre un des leurs ?

— Je me le demande. »

Comme on approchait de la côte allemande, on n’en a pas dit davantage sur ce curieux incident, parce qu’on avait des problèmes plus urgents. À ce moment-là, il faisait nuit noire, mais je devais effectuer un autre relèvement pour déterminer précisément à quel endroit on allait survoler le littoral. Aussitôt notre position définie, j’ai fait mon rapport à JL : on allait atteindre le continent quelques kilomètres à l’ouest de Cuxhaven.

Peu de temps après, Ted Burrage nous a annoncé que des tirs antiaériens s’élevaient en dessous de nous. La peur familière écœurante m’a envahi. Pendant que l’ennemi cherchait à nous abattre depuis le sol ou qu’on larguait nos bombes, je restais assis dans ma petite alcôve sans rien voir à l’extérieur. Seuls les mouvements de l’avion, les changements de ton des moteurs, les hurlements souvent incohérents échangés par le reste de l’équipage grâce au téléphone de bord et les explosions me renseignaient sur ce qui se passait. Lorsqu’un vol nous entraînait loin en Allemagne ou en pays occupé, le vacarme durait parfois des heures.

Mais enfin, cette nuit-là, on allait à Hambourg, un port situé à environ quatre-vingts kilomètres dans les terres, sur l’immense estuaire de l’Elbe. Ça nous éviterait de passer trop de temps à survoler le territoire ennemi. J’ai planifié notre route depuis la côte jusqu’au point où on ferait demi-tour, j’ai passé l’information à JL, puis j’ai établi l’itinéraire qui nous mènerait droit au-dessus des quais de Hambourg, la zone à bombarder. Après la manœuvre destinée à nous placer sur notre nouvelle trajectoire, la voix des autres a changé quand ils sont venus au rapport. À l’approche de la cible, ils s’exprimaient plus vite. Des souffles râpeux emplissaient mes écouteurs. Les phrases restaient en suspens. On aurait dit que les copains allaient tous se mettre à hurler.

La cible n’était pas encore en vue, ce qui ne m’a pas empêché de commencer à mettre au point le meilleur itinéraire de retour : le chemin le plus court jusqu’à la côte allemande, un coude pour contourner les positions connues des batteries antiaériennes ancrées au large puis, une fois en sécurité au-dessus de la mer, un virage qui placerait droit sur la route du Wellington le phare du Lincolnshire et, enfin, notre aérodrome. Pendant ce temps, l’avion changeait sans arrêt d’altitude et de position, se cabrant violemment chaque fois qu’un obus explosait à proximité, mais à en juger par la voix de Ted Burrage et les réponses de JL, tout allait aussi bien que possible. Les derniers moments avant le largage, les plus éprouvants pour la plupart des hommes, nécessitaient une concentration intense du pilote et du bombardier.

Je me contraignais au calme, les yeux fixés sur mes cartes et mes tables, cherchant à calculer angles et distances, alors qu’en réalité, j’attendais l’instant béni où je sentirais les bombes quitter leur soute.

« Allez, on rentre ! criait l’un de nous dès que la trépidation de soulagement habituelle secouait l’avion qui, libéré du poids des projectiles, se mettait à grimper.

— On ne peut pas monter au-dessus de ce cirque ?

— Bombardier, dans votre tourelle !

— Bien, chef.

— Nom de Dieu ! En voilà un qui n’est pas passé loin !

— Tout le monde va bien ?

— Oui, chef.

— Les deux moteurs sont en bon état.

— Quelqu’un, derrière ?

— Deux autres Wellington.

— Bon, du calme. On ne peut pas encore virer. Projecteurs droit devant. Un pauvre diable s’est fait choper.

— On ne peut pas les contourner ?

— Il y en a partout. »

Voilà ce que ça faisait de larguer les bombes. Quelques minutes durant, tout le monde parlait en même temps, dans une explosion de peur et d’excitation enfin libérées. J’ai attendu que les autres se calment un peu pour lire les nouvelles directives à JL, qui me les a répétées.

« Demi-tour », a-t-il lancé.

L’appareil s’est incliné sur bâbord ; les moteurs ont changé de musique, soumis à la tension fugitive du virage. Tout allait bien, tout irait bien, tout semblait aller bien après le largage des bombes : illogiquement, parce que l’avion était plus léger, parce qu’on rentrait chez nous, on s’imaginait que canonniers et servants au sol ne nous voyaient plus. Que s’il y avait des chasseurs, là-haut, ils ne nous cherchaient plus. Le pire était passé.

 

6

 

Sauf que cette nuit-là, le pire restait à venir.

Quelque chose a frappé l’avant du Wellington. Il y a eu une explosion. L’impact m’a secoué. Le souffle m’a projeté contre la paroi de l’appareil, le jet de flammes blanches qui s’est brièvement engouffré dans le fuselage m’a grillé. Je suis tombé, pendant que l’avion plongeait.

« On est touchés ! Sautez tous ! »

Le cri désespéré de JL a été suivi dans mes écouteurs par un silence de mort : ma chute avait arraché de son logement le fil du téléphone de bord. Sans doute ai-je perdu conscience quelques secondes. Je l’ai retrouvée dans une souffrance atroce. Le sang m’aveuglait, me collait les paupières. Apparemment, j’avais été blessé à la jambe, près de la hanche. Quand j’y ai porté la main pour savoir de quoi il retournait, j’ai senti qu’il y avait du sang, là aussi, sur mon pantalon et ma tunique. Un air glacé se ruait par un gros trou du plancher, presque en dessous de mon bureau. Toutes les lampes s’étaient éteintes. Les moteurs hurlaient. L’avion plongeait à un angle tel que j’ai roulé vers l’avant. Ma jambe abîmée a heurté quelque chose de déchiqueté qui dépassait du plancher, m’arrachant un cri de douleur.

Brusquement terrifié à l’idée d’être le seul survivant de l’explosion, piégé dans le Wellington qui allait s’écraser, je me suis extirpé de sous les restes de ma table de navigateur puis traîné vers le cockpit. L’inclinaison de l’avion me facilitait les choses, mais il fallait contourner le gros trou, autour duquel pointaient les poutrelles brisées, aiguisées de la coque géodésique.

J’avais réussi à le dépasser, quand le cri des moteurs a changé de tonalité. Repris en main, ils se sont apaisés. La gravité a exercé sa pression sur moi, pendant que le bombardier redressait. Comme j’avais roulé vers l’avant pour me coller contre le dossier du pilote, je me suis redressé de mon mieux. JL occupait son siège, dessiné par la faible clarté des instruments, installé à un angle bizarre. Il tenait le manche à balai des deux mains. Le nez du A-Able avait beaucoup souffert : il n’en restait presque rien devant le cockpit. Un air glacé nous fouettait.

Conscient des difficultés que rencontrait JL, j’ai voulu l’aider à maintenir le manche, mais il a repoussé ma main. Le fil du téléphone m’ayant suivi dans le fuselage, je l’ai branché au tableau de bord.

« Tu es blessé, JL ? ai-je crié.

— Non ! » Sa voix trahissait la tension. J’ai levé les yeux vers lui, mais son expression était indéchiffrable derrière le masque à oxygène et les lunettes. « Enfin, rien de grave. J’ai pris quelque chose dans le ventre, mais je pense que ça ira. Ça rappelle plus un grand coup de poing qu’une blessure. Et toi ? Tu es couvert de sang.

— Une plaie à la tête. Plus un problème à la jambe.

— Et les autres ?

— Je n’ai vu personne.

— J’ai dit à tout le monde de sauter.

— J’ai entendu. Qu’est devenu Ted Burrage ? Et Lofty ?

— Je ne sais pas. Rappelle-moi la route pour rentrer !

— Tu crois qu’on va y arriver ?

— En tout cas, je vais sacrément essayer ! »

L’avion semblait obéir aux commandes, malgré les dommages importants du fuselage. Les deux moteurs tournaient, mais d’après JL, celui de bâbord commençait à surchauffer.

L’explosion m’avait infligé un choc assez brutal pour me vider l’esprit, au point que j’avais oublié la route définie un peu plus tôt. J’ai regagné en rampant les restes de mon alcôve, la torche d’urgence à la main. Par miracle, mon calepin se trouvait sur le plancher, près du trou, les pages violemment agitées par les bourrasques. Je l’ai attrapé, puis je me suis de nouveau traîné jusqu’au cockpit, où j’ai lu les deux séries d’indications à JL, qui les a confirmées. Un moment, on a eu l’impression de voler normalement.

Lorsque l’avion a retrouvé une certaine stabilité, on avait franchi depuis longtemps la côte allemande pour entamer la traversée de la mer du Nord. Il n’était plus nécessaire de suivre exactement la route prévue, parce que près de l’espace aérien britannique, se trouvaient des aides à l’orientation dont on pourrait se servir. Bref, on se fichait pas mal de se perdre. L’état du moteur bâbord, visiblement touché, nous inquiétait beaucoup plus. JL en a un peu baissé le régime pour le reposer puis, au bout de quelques minutes, l’a baissé encore plus.

« Combien de temps, avant qu’on perde trop d’altitude ? ai-je crié.

— Je dirais une heure.

— On va y arriver ?

— On est à quelle distance de la côte ?

— Plus de cent cinquante kilomètres. »

C’était une simple supposition : sans mes cartes et mes instruments, je n’étais sûr de rien.

« Je pense que l’un de nous au moins s’en tirera », m’a dit JL.

Mais il n’en savait pas plus que moi. Ce sont les derniers mots que je lui ai entendu prononcer clairement. Soudain, la mer obscure a empli notre champ de vision, à l’avant, reflétant le clair de lune de toutes ses pâles ondulations. On était bien plus bas que je ne l’avais cru. Notre plongeon nous avait emmenés à environ deux cents pieds. JL a basculé tout son poids sur le côté pour tirer le manche à balai à gauche – on s’est brièvement stabilisés, mais l’eau était si proche qu’on distinguait la forme fugace des vagues.

Il a crié quelque chose que je n’ai pas compris.

Les moteurs ont ralenti, le nez s’est abaissé. Par les trous du fuselage, aux endroits où l’explosion avait soufflé le nez de l’appareil, les flots mouvants m’apparaissaient. Je les ai fixés, empli d’un désespoir terrible. Leur odeur saline me parvenait, portée par l’air glacé qui se ruait autour de nous. Elle me rappelait avec une netteté saisissante les vacances de mon enfance en bord de mer, les jours venteux où ma famille fuyait la pluie, frileusement réfugiée dans une cahute de la plage de Southend, l’immensité plate du sable mouillé par la marée. Le vent froid salin. J’allais mourir, j’en étais persuadé. C’était donc ça : en s’éteignant, on revoyait son enfance. Paralysé par la peur, par le spectacle de la mer, par l’énorme surface noire qui montait vers moi à un angle et à une vitesse démentiels, convaincu que c’était la fin, je m’imaginais qu’elle avait été irrévocablement déterminée par cet instant précis de ma jeunesse.

Le vol s’est achevé à ce moment-là. Je ne me rappelle ni l’amerrissage brutal ni mon éjection. Mon souvenir suivant, j’étais dans l’eau, allongé sur le ventre, entouré par la terrifiante, l’infinie froideur de la mer. Je montais et descendais, écœuré, de l’eau dans la figure, les oreilles, le nez, la bouche, les yeux. Quand j’ai voulu inspirer, j’ai pris conscience de l’affreuse sensation localisée dans mes poumons : l’impression qu’ils étaient pleins, que je ne parviendrais pas à les dilater pour y attirer de l’oxygène. Des tréfonds de mon être, une dernière bulle d’air est remontée se coincer dans ma gorge, avant d’exploser devant mes yeux. Je suis brusquement revenu à moi, persuadé d’avoir perdu jusqu’à ce dernier souffle. J’ai levé la tête, je l’ai sortie de l’eau pour tomber dans un cauchemar noir de grosses vagues enflées. Elles m’ont englouti, mais mon bref passage à l’air libre m’a poussé à lutter, à me battre contre l’obscurité. J’ai relevé la tête, sorti la bouche des flots, cherché à aspirer de l’air, à expulser la mer de mes poumons.

Chaque tentative était une lutte contre la mort. Je toussais, je crachais, je cherchais à respirer ; trop tard ! La houle me recouvrait, se ruait dans ma bouche. Je réussissais à l’expulser, j’étouffais, j’inspirais, je coulais de nouveau, j’agitais les bras, dans l’espoir de me maintenir hors de l’eau assez longtemps pour vivre.

Autour de moi, flottaient les débris de l’avion, contre lesquels je me cognais parfois en me débattant dans ma lutte pour la vie. Je les attrapais sans savoir de quoi il s’agissait, juste pour interrompre l’enchaînement meurtrier interminable des immersions et émersions, mais la plupart des épaves, trop petites pour supporter mon poids, échappaient de toute manière aussitôt à mon étreinte.

L’épuisement me gagnait : j’étais fatigué de lutter, tenté de renoncer, de laisser la mort me prendre. Une fois de plus, je me suis étouffé, une eau salée au goût de vomi m’est remontée dans le nez et la bouche. Ça y était, je n’aspirais plus que de l’eau. Je me suis abandonné, j’ai glissé en arrière, m’autorisant enfin à me détendre, pendant que mes vêtements de vol alourdis me tiraient vers le fond. Quel soulagement que de céder à la mort, d’entrevoir l’obscurité qui m’attendait. La fureur de vivre avait disparu.

Pourtant, lorsqu’une vague m’est passée sur le visage, des bulles ont jailli de ma bouche. J’avais aspiré de l’air, j’ignorais comment.

Une fois de plus, je me suis débattu pour remonter à la surface, haletant.

Près de moi, obscure et silencieuse, se dessinait la forme ronde du canot de sauvetage qui s’était gonflé automatiquement lors de l’impact. Lançant un bras en l’air, j’ai attrapé une enfléchure dans laquelle j’ai réussi à glisser le coude. Un deuxième effort interminable, avec la douleur qui jaillissait de ma jambe, m’a permis de passer l’autre bras dans le cordage.

Je suis resté accroché là, enfin à l’abri, au-dessus de la surface, à respirer avec un affreux désespoir hoquetant, mais à respirer. Peu à peu, mes halètements se sont calmés. Respirer est redevenu presque normal. À présent, lorsque la mer agitée se soulevait assez pour me gifler d’une vague, j’arrivais à retenir mon souffle une seconde ou deux, à m’ébrouer puis à inspirer, une nouvelle fois. Je n’allais pas me noyer, finalement.

D’autres ennemis hurlaient à mes oreilles : le froid et la douleur.

Il fallait que je me soulève hors de l’eau, que je passe par-dessus la paroi gonflée du canot puis que je me laisse tomber dans ses profondeurs caoutchoutées, où j’attendrais les secours relativement au sec.

D’une manière ou d’une autre, par cette nuit de mai glaciale, malgré la forte houle, malgré la souffrance et la faiblesse, j’ai dû y arriver, parce que dans mon souvenir suivant, l’aube s’annonce, une odeur de caoutchouc flotte autour de moi, je repose sur un sol doux et mouvant, une courbe d’un jaune éclatant se découpe contre un ciel bleu foncé, et la mer me semble très loin, comme si je flottais seul je ne sais où, peut-être dans les limbes de l’après-vie.

Je me suis traîné jusqu’au tube jaune gonflé constituant la paroi du canot puis soulevé sur les coudes pour regarder par-dessus. Autour de moi s’étendait l’immensité marine infinie, grise et houleuse. Le soleil luisait à l’horizon, bas et terne, entre des nuages sombres.

Le vent me caressait.

Je gisais là, sans doute proche de la mort, quoique incapable désormais de le savoir ou de m’en inquiéter, lorsque enfin, un avion m’a repéré. J’ai entendu son moteur, mais j’étais trop faible pour faire signe ou lancer les fusées. Le pilote a plongé vers moi, fait demi-tour un peu plus loin, puis il est revenu me survoler de près. Enfin, l’appareil est reparti. À ce moment-là, je me fichais bien qu’il soit britannique, allemand ou n’importe quoi d’autre, mais il était britannique. Deux heures après son passage, une vedette de sauvetage en mer de la RAF m’a recueilli.

J’étais seul sur l’immensité des flots, unique survivant de notre équipage. S’il y a eu un miracle cette nuit-là, c’est celui qui m’a épargné. Les autres, Ted, Colin, Lofty, Kris, JL, ont été tués quand l’appareil a été touché ou, s’ils ont survécu à l’explosion, se sont noyés après le naufrage.

Telle a été la fin de JL ; telle a été la dernière fois où je l’ai vu.

« Je pense que l’un de nous au moins s’en tirera » m’avait-il dit juste avant de mourir.

La séparation
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